Mon magasin était situé entre l’église Sainte Eustache et le boulevard Sébastopol. Au coin de ma rue, il y avait un bistrot puis le restaurant PHARAMOND, mon magasin, un hôtel de passe, un marchand de papier pour emballer les fleurs, puis deux marchands de fruits. Nous étions tous mélangés. Nous étions donc plusieurs sur le trottoir à faire le même métier… sans compter les bistrots.
Nous ne servions pas les particuliers, mais les détaillants, les épiciers, les cours des halles, les marchés, les marchands de quatre saisons. Les détaillants venaient tôt, de Paris, de province jusqu’à Fontainebleau et Versailles, chercher la marchandise pour la vendre dans la matinée.
Il y avait chez les détaillants une bataille des étiquettes. Le voisin vendait 100 francs, et on vendait alors 95 francs. Tous les magasins étaient les uns sur les autres. On parlait en argot "des tunes", marchandises à la valeur de 100 francs, "tu me fais une tune…" Pour la vente, nous étions tributaires du temps et de la demande. Le cour se faisait sur place. On nous laissait "des drapeaux", des crédits. On nous disait "j’ai pas le temps de payer, je paierai demain " et un beau jour on ne voyait plus le bonhomme.
Généralement le client commandait "je veux 100 colis de ceci, de cela". Il passait deux heures après pour payer, il n’aurait jamais contesté le prix qu’on lui vendait. Les gens avaient une parole. Certaines fois nous pouvions vendre 10 tonnes d’épinards dans la matinée. Avant la guerre, on recevait beaucoup sur Paris, les gens organisaient énormément de dîners de familles, et ça faisait marcher le commerce.
Après guerre, il s’est créé beaucoup de petits commerçants généralistes qui vendaient de tout. Avant le boucher faisait de la boucherie, le tripier des tripes. L’Oiseau Rousseau, vers les années 30, faisait ce que l’on appelle de la cavalerie. Ils ont commencé à baisser "les affiches", les prix et Potin a commencé à faire le premier pas vers la grande distribution.
Les produits venaient par chemin de fer. Avant-guerre beaucoup de chevaux étaient utilisés pour le transport. La marchandise venait par les gares PO. Les camionneurs chargeaient à la gare et nous livraient aux halles.
Les mandataires occupaient les pavillons Baltard, la viande, le poisson, la triperie, la boucherie, les fruits et légumes, beurre, œufs, fromages. Tout le monde était groupé. Les commerçants sous les halles Baltard étaient bien plus contrôlés que ceux qui tenaient un magasin. Ils étaient uniquement mandataires et travaillaient à la commission. Comme ils dépendaient de la préfecture de la seine, ils devaient donner chaque jour les duplicatas de toutes leurs opérations de la journée, au centre de contrôle de la comptabilité. Il existait ainsi un commissariat spécial pour les commerçants et grossistes sous tutelle de la ville.
Beaucoup de marchandises étaient exposées sur "le carreau", par terre sur le trottoir, rue des bergers, rue rambuteau. Les paysans qui nous amenaient les marchandises faisaient de merveilleux tas. Mais nous avions nos spécialistes, " les tasseurs " de poireaux,, de navets, de carottes. Ils étaient très haut. Vous pensez qu’on ne pouvait pas mettre ça dans le magasin. Toutes les rues du quartier avaient leur tas de légumes. La mécanisation a enlevé beaucoup de main d’œuvre, notamment les diables à moteur apparus après guerre
Je travaillais donc plus sur la chaussée que dans mon magasin, car on recevait facilement 10 tonnes de cerises, de fraises l’été, ou de pommes-poires et agrumes l’hiver. Les halles, c’était un village où l’on était totalement tributaire du temps. L’hiver j’utilisais un brasero. J’attrapais des contraventions car il faisait fondre le bitume. J’en ai pris des angelures… C’était un métier dur quand on était sur le trottoir alors qu’il gelait à moins 15 °... J’avais une grosse gabardine fourrée de mouton. Je portais des sabots. On m’enveloppait les pieds dans des journaux. C’était du piétinement… Depuis le début du siècle jusqu’aux années 60 on a vendu sur le trottoir.
Les frigos sont arrivés bien avant la guerre 40. On stockait alors les marchandises dans les sous-sols de la gare Paris Orléans, notamment les gros arrivages de wagons de pommes. Les frigos étaient immenses comme ceux qui permettaient à l’armée de garder de la viande pliée dans des toiles en coton. Nous avions également des frigos dans les sous-sols des pavillons Baltard, surtout pour la marchandise en resserre.
Avant 40 on allait voir les expéditeurs une fois par an. Ils nous expédiaient la marchandise et on leur envoyait un télégramme avec vendu tel ou tel prix. On devait rendre compte aux expéditeurs car on était payés à la commission.
Après la guerre, avec le téléphone, on a pu discuter de vive voix avec les expéditeurs. Quand les coopératives agricoles se sont montées, on leur a acheté directement les marchandises
L’année où je me suis mariée, en 1932, a été dure avec beaucoup de chômage. Mais si nous ne réussissions pas à vendre 100 francs nous arrivions quand même à vendre nos produits moins chers pour les écouler. Nous avions des soldeurs qui venaient dans la dernière heure pour écouler les produits. Il fallait écouler tout ce qui ne se conserve pas. Le dimanche, les mères de famille nombreuses venaient aux halles pour trouver dans les dernières heures des produits à solder.
À certains moments de mauvais temps, ou quand on avait mal vendu, surtout si nous avions à vendre des cerises ou des fraises, il fallait tout liquider à n’importe quel prix, notamment aux marchands de 4 saisons, aux chineurs. Il y avait alors beaucoup de boutiquier et de marchés volants. Les personnes achetaient un seul article mais en quantité, 1000 oranges, et s’en allaient les vendre de par les rues. Dans les années 20, les voitures de 4 saisons ont été données à des veuves de guerre ou des femmes qui avaient perdu leurs enfants. Cela ne leur coûtait rien. Elles payaient simplement un droit de stationnement. Avec le développement de la circulation automobile elles ont disparu.
Dans les petits métiers des halles, il y avait également les rouleurs, ils achetaient en gros et garnissaient, chargeaient 25 à 30 petites voitures. Les carapatins, montaient les voitures à l’endroit ou les marchands voulaient vendre, à "la station".
On savait tout sur certains clients qui venaient chez nous… C’était aussi un métier ou il ne fallait pas être jalouse. Alors que je m’occupais surtout des fruits mon mari s’occupait des légumes avec les vendeurs. On ne pouvait pas être deux dans le même rayon et je ne disais à personne que c’était mon mari.
J’avais une cliente qui s’appelait mimi, à cette époque-là on ne demandait pas de cartes professionnelles. Nos clients, c’étaient Henri, Louis… Après la guerre, il a fallu se faire au nom des clients. Mimi avait son nom gravé sur une broche en ivoire. Elle marchandait des tomates pour les revendre à la voiture de 4 saisons. Mon mari la regarde et lui dit "Bonjour mimi", elle lui répond "tu me connais ?" car on se tutoyait aux halles "comment tu ne te rappelles pas de moi ? et il lui a fait croire longtemps qu’ils s’étaient connus, "je ne veux pas te rappeler dans quelles circonstances on s’est connu, mais on s’est connu", on avait des moments de rigolades. On avait toutes sortes de clients, un descendait tout le temps en habit en queue de pie.
À côté de notre magasin, l’hôtel de passe disposait d’un petit passage pour monter dans les étages. On y voyait les filles monter et quelques mètres derrière le client monter aussi discrètement qu’il pouvait. Je voyais les clients monter, notamment un petit épicier que nous connaissions bien. Il regardait autour de lui si personne ne l’avait vu. Je criais alors à mon mari "Ira…", Mon mari répondait "Ira pas…" Et ainsi de suite. Certaines fois le bonhomme avait tellement peur que je dise quelque chose qu’il s’en allait.
De hautes personnalités venaient aux halles, Mistinguett, Maurice Chevalier venaient nous piquer quelques cerises quand ils sortaient des restaurants, de Pharamond. On leur disait rien, parce que c’était eux… Il y avait énormément de boîtes de nuit dans le quartier quand les personnalités arrivaient... ils étaient déjà à moitié ronds.. Les bistros ne fermaient pas car ils accueillaient les parisiens et ceux qui travaillaient aux halles.
En 1936, on n’a pas eu de grèves dans les halles, ça n’existait pas dans les fruits et légumes. Il y avait une autre mentalité. J’habitais rue Turbigot à côté de la rue Saint Denis. Lors d’occupations d’entreprises, j’ai vu des hommes descendre des seaux par la fenêtre pour avoir à manger et à boire.
Il n’y a jamais eu de grèves dans le ravitaillement, même chez les camionneurs. Certaines fois on leur donnait des pourboires pour bénéficier d’une priorité de livraison, quand c’était nécessaire. Les employés les mieux payés étaient ceux qui déchargeaient la nuit à 10 heures du soir jusqu’à 8 heures du matin. A cette époque-là, on travaillait 48 heures par semaine et plus .
Avec leur grande blouse bleue, les forts de halles commençaient aux petits colis, poissons et œufs, puis arrivait la viande, des carcasses de 100 kilos sur le dos. Ils étaient employés par la préfecture de la Seine et étaient payés par la ville de paris. Au début du siècle, beaucoup d’homme portaient des crochets sur leurs épaules, des hottes remplies de marchandises. C’était très dur pour eux.
Le poisson était réceptionné dans des caisses avec de la glace, la viande était moins bien traitée. La glace était fabriquée par des usines dans la région parisienne puis prise en charge par des glaciers qui livraient leur pain de glace dans les bistrots, les boucheries et tous les magasins qui en avaient besoin. Ils passaient même chez les particuliers avec leurs voitures traînées par des chevaux. Ils vendaient alors au pain de glace.
On trouvait beaucoup d’étudiants qui pour gagner un peu d’argent venaient décharger les camions. Les lois sociales n’empêchaient pas encore les embauches à la journée. Quant aux employés, on n’avait pas que des bacheliers, c’était n’importe qui. Les lois sociales ont causé beaucoup de problèmes à nos métiers. Après 36, ils ont commencé à faire les semaines de 48 heures, mais quand un train arrivait en retard de trois ou quatre heures, il fallait alors échelonner la vente. Le client, lui, nous attendait…
Les halles ouvraient à 10 heures du soir pour réceptionner les marchandises. Je commençais à 1 heure du matin après que les hommes de nuit aient récupéré la marchandise. Les dernières années j’habitais le parc de sceaux, je prenais le dernier bus, la voiture balais et je rentrais chez moi à 12 heures 30 pour retrouver mes enfants. Je faisais les comptes l’après midi chez moi. On avait que le dimanche après midi et le lundi comme repos, et encore il fallait faire les papiers administratifs. Mes enfants, je ne les voyais que le midi quand je rentrais manger avec eux. J’avais une institutrice qui leur donnait des cours à la maison et jusqu’en 41 j’ai eu ma mère avec moi pour s’occuper d’eux. Famille
Ma grand mère a débuté dans les chaussures rue de Courcelles. Elle venait de l’Aveyron. Elle était venue comme bonne puis comme elle était débrouillarde, elle est descendue dans le magasin. Par la suite elle avait acheté une ferme rue de Courcelles, mon grand père y élevait 100 vaches. Suite à la maladie de la cocotte, elles sont toutes mortes. La brucellose s’est soudainement déclarée et il a été ruiné en une nuit. Ils ont ensuite monté un hôtel restaurant rue de Courcelles là ou je suis née. Ma grand mère a vendu son affaire en 1914. Elle avait une sœur qui tenait un commerce aux halles, commerce que nous avons par la suite repris, car le mari est mort en 1913, ma tante en 1914 et le fils parti au service militaire, fut tué le 1er juin 1918 pendant la grande guerre. Ma mère a repris la succession aux halles.
J’ai commencé à travailler aux halles à 17 ans. Après mon brevet, je suis allée chez Pigier, 2 ans, au coin de la rue de Rivoli pour apprendre la sténo, la dactylo, et la comptabilité, la correspondance commerciale.
J’ai connu mon mari comme client, et j’ai marié ma fille avec un client. Mon beau-père était grossiste en fruits et légumes à Lens dans le Pas-de-Calais. Deux fois par semaines, il descendait avec un camion pour acheter des marchandises. Il m’a présenté un beau jour mon mari qui était alors militaire à Mourmelon. Il ne m’avait pas intéressé. Suite à un problème aux genoux, mon beau-père ne pouvait plus descendre aux halles, et son fils a repris la suite. C’est comme ça que j’ai fait connaissance. Quand je me suis mariée en 1932, mon mari a annoncé a ses amis qu’il se mariait avec une jeune fille des halles. "Qu’est-ce que c’est, que cette fille-là". Les halles avaient mauvaise réputation. Jusqu’à la guerre de 40 nous étions mal vus. À mon mariage, j’habitais rue Turbigo. J’ai épousé un provincial et il a voulu habiter en dehors de Paris alors en 1938 on a fait construire un pavillon sur la route d’Orléans dans le parc de sceaux
Ma fille a connu son mari aux halles. Elle était à la caisse alors que le fils d’un de mes clients venait payer ses marchandises. Le père de mon gendre habitait Romainville et descendait régulièrement avec un cheval et une voiture. Ils ont ensuite acheté des petits camions et des diables motorisés. On se mariait beaucoup entre commerçants. Ma sœur s’est mariée avec un marchand de fruits et légumes de Reims. On restait dans son milieu.
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